COMPTE-RENDU LITTÉRAIRE ET ANALYSE D’UN AXE DE LECTURE
APPROCHE STYLISTIQUe
À l’entame de ce livre, je ne connaissais que très peu de choses à propos du style camusien, de ses œuvres imprégnées d’absurde et d’existentialisme (dont elles en sont bien souvent les parangons), de ses lettres et de ses essais, à ceci près que j’ai un jour lu son œuvre la plus citée (L’Étranger). Une catégorie littéraire précise, donc, pour Noces ? Ç’aurait été bien trop facile. Si j’avais donc à « catégoriser » cette œuvre, au vu de sa forme uniquement, je dirais simplement : « essai autobiographique ». Véritable fourre-tout pour les écrivains en manque d’inspiration (qui n’ont d’autre originalité que de décrire leur vie passée), l’ouvrage autobiographique serait (d’aucuns le soutiennent) une fausse littérature, sous prétexte que le texte littéraire nécessite une création, une invention. Faux. Du moins, pas en l’occurrence. Camus nous conte des réminiscences, certes, mais qu’il véhicule avec une nostalgie et une pensée profondes, viscérales. Son travail linguistique et plus particulièrement stylistique nous prouve encore une fois qu’il a tout de l’étoffe d’un grand littéraire. Ce style est lyrique, exalté ; et cette exagération alambiquée nous permet de percevoir ces paysages magnifiques peints de couleurs vives, de textures chaudes, d’une lumière divine, de sons apaisants, de senteurs inoubliables, bref d’une beauté limpide. Né en Algérie, notre essayiste nous chante l’hymne d’un environnement vivant dans lequel il a vu le jour. La corrélation entre le fond et la forme est si puissante que certains passages de Noces pourraient être comparables au célèbre Dormeur du Val de Rimbaud, ce poème dans lequel la nature animée est omniprésente, où le jeu des sensations est mélodieux. Composé d’images, de figures de style, de symboles, le décor déjà enivrant et fascinant amène le lecteur à s’interroger sur sa propre existence, sur sa condition d’homme, sur sa façon d’être au monde.
Dans le cadre de cette analyse, j’ai jugé intéressant de me pencher sur certains passages témoignant de ces noces entre l’homme et la nature, de cette entente axiomatique entre fond et forme, contenu et contenant. Je proposerai donc certains extraits (dans un souci de non exhaustivité, bien entendu) sélectionnés avec soin.
D’emblée, le chapitre premier nous transporte dans un environnement riche en sensations :
« Au printemps, Tipasa est habitée par les dieux et les dieux parlent dans le soleil et l'odeur des absinthes, la mer cuirassée d'argent, le ciel bleu écru, les ruines couvertes de fleurs et la lumière à gros bouillons dans les amas de pierres. À certaines heures, la campagne est noire de soleil. »
L’écrivain nous arrache de notre ambiance feutrée et artificielle pour nous projeter dans le temps du printemps. Ce dernier connote le renouveau de la nature, le retour de la chaleur. En deux mots, l’auteur en a déjà dit long. Tipasa, cette ville inconnue au milieu de nulle part, loin de toute activité humaine, va constituer le lieu par excellence de ce face à face entre l’homme et la nature. Ce lieu « divin », articulé par des immensités floues, est doté d’une multitude d’éléments presque ineffables. Ces multiples facette du divin s’expriment dans le soleil (lumière), dans l’absinthe (odeur), dans la mer argentée (couleur), dans le ciel bleu écru (couleur) ; jusque dans les ruines et les amas de pierres. La richesse et la complexité du décor est poussée à son paroxysme grâce au paradoxe oxymorique : « […] la campagne est noire de soleil. ». Ce procédé de style qui consiste à rapprocher la dénotation du noir et la connotation claire du soleil nous permet de comprendre que le paysage est si comblé qu’il en devient indiscernable. Une première manifestation, donc, de ce quiétisme de l’homme face à l’apparent infini.
La nature est immense. Comment, dès lors, s’y reconnaître ? Camus procède à des personnifications filées de la nature, mises en exergue de la conquête de l’être humain sur elle :
« Déjà, au pied de ce phare, de grosses plantes grasses aux fleurs violettes, jaunes et rouges, descendent vers les premiers rochers que la mer suce avec un bruit de baisers. »
« Debout dans le vent léger, sous le soleil qui nous chauffe un côté du visage, nous regardons la lumière descendre du ciel, la mer sans une ride, et le sourire de ses dents éclatantes. »
« Le soir où après la pluie, la terre entière, son ventre mouillé d’une semence au parfum d’amande amère, repose pour s’être donnée tout l’été au soleil. »
« Mais Alger, et avec elle certains milieux privilégiés comme les villes sur la mer, s'ouvre dans le ciel comme une bouche ou une blessure. »
Camus, dans sa volonté de nous faire prendre conscience que la nature est le miroir de l’homme, la construit vivante et lui confère des apparences et attitudes humaines. L’animisme de la nature rassure l’homme quant à son éternité propre, puisqu’il n’est que sa projection. Il vit dans l’illusion d’un avenir post-mortem mais il n’est qu’écume dans cette mer sans ride qui jamais ne disparaîtra. Carpe Diem ? En quelques sortes. L’écume ne sert à rien, provient du mouvement des autres et s’agite jusqu’à ce qu’elle se dissipe sur les fonds et dans l’oubli. L’homme n’aura d’autre présent que de vivre cette vie. S’il s’attend à autre chose, alors il a perdu tout le sens de son existence. Tout l’art consiste à transformer ces moments volatiles en moments éternels. Le voyageur éternise son passage dans ces contrées méditerranéennes grâce à ces descriptions louangeant la nature environnante, qui, issues de sa propre perception, tissent un lien inébranlable entre elle et lui. Camus, révolutionnaire parmi les révolutionnaires, combat la mort et l’oubli en capturant le présent (voir la citation ci-dessous). Il projette alors un souffle éternel : aujourd’hui encore, il aura laissé des traces derrière lui, il vit parmi nous.
« La maladie peut servir l’art : " L’art est la distance que le temps donne à la souffrance." »
Rencontres avec André Gide, novembre 1951, II, 1118.
Le voyageur qui célèbre ses noces à Tipasa définit le seul divin auquel il aspire : l’ici-bas. Éternel, il est bienfaisant mais n’a de place pour un Dieu au sens religieux du terme, car il n’y a de place pour personne outre ce monde. A ces propos, il écrivit : « Il ne me plaît pas de croire que la mort ouvre sur une autre vie ». Et ajouta : « Que signifie pour moi une signification hors de ma condition ? ». Le futur homme absurde, alors en 1936, au regret de ne pas trouver de réponses et de vérités chez le dieu préconçu, les cherche dans son environnement.
« Des millions d'yeux, je le savais, ont contemplé ce paysage et, pour moi, il était comme le premier sourire du ciel. Il me mettait hors de moi au sens profond du terme. Il m'assurait que sans mon amour et ce beau cri de pierre, tout était inutile. Le monde est beau, et hors de lui, point de salut. La grande vérité que patiemment il m'enseignait, c'est que l'esprit n'est rien, ni le coeur même. »
Maintes fois, les gens qui ressortent de l’un ou l’autre écrit de Camus lui attribuent un caractère profondément mélancolique. Je ne suis pas d’accord. Il est philosophe en ce fait qu’il s’interroge sur le sens véritable de la vie ; mais il ne subit pas la vie, bien du contraire. Il emploiera d’ailleurs ces propos : « Peu de gens comprennent qu’il y a un refus qui n’a rien de commun avec le renoncement. ». Il respire la vie et profite de l’instant qui lui est donné. Son attitude est profondément louable. Un homme, au milieu de croyances, de Dieux, de miracles et d’autres subterfuges qui ont la prétention d’apporter une réponse à l’Existence, ne tient dans son cœur que ce qu’il voit de ses propres yeux, car le réel est vérité. Notons qu’il a décidé de faire confiance à la nature pour ensuite faire confiance à l’homme dans les romans qui suivront ces débuts.
En somme, Camus nous inculque – entre autres – que s’il est bien une véritable plénitude sur terre, c’est cet accord entre l’homme et la nature. Si l’homme ne parvient pas à comprendre qu’il est mu par cette harmonie avec la nature, il est alors vain d’imaginer toute alliance avec l’autre. Par ailleurs, la philosophie camusienne nous dévoile tout l’enjeu de la protection de l’environnement. Le meurtre d’une mère qui nous a mis au monde et nous berce dans sa beauté est aussi peu cohérent que le suicide. Sur le plan personnel, ce chef-d’œuvre m’a invité à contempler d’un même œil un paysage porteur de sublimes idées dans le génie de Camus, qui, en 1957, reçut à juste titre le prix Nobel de littérature.
Dans le cadre de cette analyse, j’ai jugé intéressant de me pencher sur certains passages témoignant de ces noces entre l’homme et la nature, de cette entente axiomatique entre fond et forme, contenu et contenant. Je proposerai donc certains extraits (dans un souci de non exhaustivité, bien entendu) sélectionnés avec soin.
D’emblée, le chapitre premier nous transporte dans un environnement riche en sensations :
« Au printemps, Tipasa est habitée par les dieux et les dieux parlent dans le soleil et l'odeur des absinthes, la mer cuirassée d'argent, le ciel bleu écru, les ruines couvertes de fleurs et la lumière à gros bouillons dans les amas de pierres. À certaines heures, la campagne est noire de soleil. »
L’écrivain nous arrache de notre ambiance feutrée et artificielle pour nous projeter dans le temps du printemps. Ce dernier connote le renouveau de la nature, le retour de la chaleur. En deux mots, l’auteur en a déjà dit long. Tipasa, cette ville inconnue au milieu de nulle part, loin de toute activité humaine, va constituer le lieu par excellence de ce face à face entre l’homme et la nature. Ce lieu « divin », articulé par des immensités floues, est doté d’une multitude d’éléments presque ineffables. Ces multiples facette du divin s’expriment dans le soleil (lumière), dans l’absinthe (odeur), dans la mer argentée (couleur), dans le ciel bleu écru (couleur) ; jusque dans les ruines et les amas de pierres. La richesse et la complexité du décor est poussée à son paroxysme grâce au paradoxe oxymorique : « […] la campagne est noire de soleil. ». Ce procédé de style qui consiste à rapprocher la dénotation du noir et la connotation claire du soleil nous permet de comprendre que le paysage est si comblé qu’il en devient indiscernable. Une première manifestation, donc, de ce quiétisme de l’homme face à l’apparent infini.
La nature est immense. Comment, dès lors, s’y reconnaître ? Camus procède à des personnifications filées de la nature, mises en exergue de la conquête de l’être humain sur elle :
« Déjà, au pied de ce phare, de grosses plantes grasses aux fleurs violettes, jaunes et rouges, descendent vers les premiers rochers que la mer suce avec un bruit de baisers. »
« Debout dans le vent léger, sous le soleil qui nous chauffe un côté du visage, nous regardons la lumière descendre du ciel, la mer sans une ride, et le sourire de ses dents éclatantes. »
« Le soir où après la pluie, la terre entière, son ventre mouillé d’une semence au parfum d’amande amère, repose pour s’être donnée tout l’été au soleil. »
« Mais Alger, et avec elle certains milieux privilégiés comme les villes sur la mer, s'ouvre dans le ciel comme une bouche ou une blessure. »
Camus, dans sa volonté de nous faire prendre conscience que la nature est le miroir de l’homme, la construit vivante et lui confère des apparences et attitudes humaines. L’animisme de la nature rassure l’homme quant à son éternité propre, puisqu’il n’est que sa projection. Il vit dans l’illusion d’un avenir post-mortem mais il n’est qu’écume dans cette mer sans ride qui jamais ne disparaîtra. Carpe Diem ? En quelques sortes. L’écume ne sert à rien, provient du mouvement des autres et s’agite jusqu’à ce qu’elle se dissipe sur les fonds et dans l’oubli. L’homme n’aura d’autre présent que de vivre cette vie. S’il s’attend à autre chose, alors il a perdu tout le sens de son existence. Tout l’art consiste à transformer ces moments volatiles en moments éternels. Le voyageur éternise son passage dans ces contrées méditerranéennes grâce à ces descriptions louangeant la nature environnante, qui, issues de sa propre perception, tissent un lien inébranlable entre elle et lui. Camus, révolutionnaire parmi les révolutionnaires, combat la mort et l’oubli en capturant le présent (voir la citation ci-dessous). Il projette alors un souffle éternel : aujourd’hui encore, il aura laissé des traces derrière lui, il vit parmi nous.
« La maladie peut servir l’art : " L’art est la distance que le temps donne à la souffrance." »
Rencontres avec André Gide, novembre 1951, II, 1118.
Le voyageur qui célèbre ses noces à Tipasa définit le seul divin auquel il aspire : l’ici-bas. Éternel, il est bienfaisant mais n’a de place pour un Dieu au sens religieux du terme, car il n’y a de place pour personne outre ce monde. A ces propos, il écrivit : « Il ne me plaît pas de croire que la mort ouvre sur une autre vie ». Et ajouta : « Que signifie pour moi une signification hors de ma condition ? ». Le futur homme absurde, alors en 1936, au regret de ne pas trouver de réponses et de vérités chez le dieu préconçu, les cherche dans son environnement.
« Des millions d'yeux, je le savais, ont contemplé ce paysage et, pour moi, il était comme le premier sourire du ciel. Il me mettait hors de moi au sens profond du terme. Il m'assurait que sans mon amour et ce beau cri de pierre, tout était inutile. Le monde est beau, et hors de lui, point de salut. La grande vérité que patiemment il m'enseignait, c'est que l'esprit n'est rien, ni le coeur même. »
Maintes fois, les gens qui ressortent de l’un ou l’autre écrit de Camus lui attribuent un caractère profondément mélancolique. Je ne suis pas d’accord. Il est philosophe en ce fait qu’il s’interroge sur le sens véritable de la vie ; mais il ne subit pas la vie, bien du contraire. Il emploiera d’ailleurs ces propos : « Peu de gens comprennent qu’il y a un refus qui n’a rien de commun avec le renoncement. ». Il respire la vie et profite de l’instant qui lui est donné. Son attitude est profondément louable. Un homme, au milieu de croyances, de Dieux, de miracles et d’autres subterfuges qui ont la prétention d’apporter une réponse à l’Existence, ne tient dans son cœur que ce qu’il voit de ses propres yeux, car le réel est vérité. Notons qu’il a décidé de faire confiance à la nature pour ensuite faire confiance à l’homme dans les romans qui suivront ces débuts.
En somme, Camus nous inculque – entre autres – que s’il est bien une véritable plénitude sur terre, c’est cet accord entre l’homme et la nature. Si l’homme ne parvient pas à comprendre qu’il est mu par cette harmonie avec la nature, il est alors vain d’imaginer toute alliance avec l’autre. Par ailleurs, la philosophie camusienne nous dévoile tout l’enjeu de la protection de l’environnement. Le meurtre d’une mère qui nous a mis au monde et nous berce dans sa beauté est aussi peu cohérent que le suicide. Sur le plan personnel, ce chef-d’œuvre m’a invité à contempler d’un même œil un paysage porteur de sublimes idées dans le génie de Camus, qui, en 1957, reçut à juste titre le prix Nobel de littérature.
| Quelques vues du paysage de Tipaza : |
BIBLIOGRAPHIE
A) Corpus de base
CAMUS (A), Noces suivi de L’Été, Paris, Gallimard, collection : « Folio », 1959, 183p.
B) Ouvrages critiques ou d'analyse sur Camus et son œuvre
Principalement :
NGUEMA NNANG (J-R), La Métaphore de l’environnement chez Albert Camus. Paru aux éditions Cenarest, ScienceSud N°3, 2010.
Accessoirement :
MELANÇON (M), Albert Camus. Analyse de sa pensée, Montréal, La Société des Belles-Lettres « Guy Maheu inc. », 1978, 279 p.
MOUNIER (E.), Malraux, Camus, Sartre, Bernanos. L’espoir des désespérés. Editions du Seuil, coll. « Points », Paris, 1953, 191 p.
Note personnelle : 5 / 5