"Il illumine le passé sans réfuter le présent."
Où l'auteur s'inquiète brièvement du sort d'un genre littéraire si longtemps triomphant et où il entre avec audace dans le vif du sujet.
Vous savez quoi ? Tout change. Le climat, à ce qu'on dit. Ou la taille des jeunes gens. Les régimes, les frontières, les monnaies, les vêtements, les idées et les moeurs. Une rumeur court : le livre se meurt. Voilà près de trois mille ans que les livres nous font vivre. Il paraît que c'est fini. Il va y avoir autre chose. Des machines. Ou peut-être rien du tout. Et le roman ? Il paraît que le roman est déjà mort. Ah ! bien sûr, il y a encore de beaux restes. Des réussites. Des succès. Des... comment dites-vous ? ... des best-sellers. Pouah ! Les romans aussi, c'est fini. Nous les avons trop aimés. Gargantua, Pantagruel, Don Quichotte, Athos, Porthos, Aramis, d'Artagnan, Gavroche, Fabrice et Julien, Frédéric et Emma, le prince André, Natacha et Anna, les frères Karamazov, la cousine Bette, le Père Goriot et ses filles, Anastasie et Delphine, les familles Rougon-Macquart, Forsyte, Buddenbrook - on dirait un faire-part -, Vautrin, Rubempré, Rastignac, le narrateur et Swann et Charlus et Gilberte et Albertine et Rachel-quand-du-Seigneur et la duchesse de Guermantes, lord Jim et lady Brett, Jerphanion et Jallez, mon amie Nane et Bel-Ami, Aurélien et Gatsby, le consul sous le volcan, Mèmed le Mince, l'Attrape-coeurs, le pauvre vieux K à Prague et Leopold Bloom à Dublin qui se prend pour Ulysse : ce monde de rêve et de malheurs changés soudain en bonheur ne durera pas toujours. Ses silhouettes de femmes, de maîtresses, de jeunes filles, ses fantômes de géants s'éloignent dans le passé. L'herbe a du mal à repousser derrière eux. Les seconds couteaux s'agitent. Les truqueurs déboulent. Les poseurs s'installent. L'ennui triomphe. Tout le monde écrit. Plus rien ne dure. On veut gagner de l'argent. Presque une espèce de mépris après tant d'enchantements. Le genre s'est épuisé. L'image triomphe et l'emporte sur l'écrit en déroute.
Voici pourtant encore un livre, quelle audace ! voici encore un roman - ou quelque chose, vous savez bien, qui ressemble à un roman: des histoires, quelques délires, pas de descriptions grâce à Dieu, un peu de théâtre, pourquoi pas ? et les souvenirs, épars et ramassés pêle-mêle, d'une vie qui s'achève et d'un monde évanoui. Peut-être ce fatras parviendra-t-il, malgré tout, à jeter sur notre temps pris de doute comme un mince et dernier rayon ? Et même, qui sait ? à lui rendre enfin un peu de cette espérance qui lui fait tant défaut.
D'ORMESSON (J.), Un jour je m'en irai sans en avoir tout dit, Robert Laffont, 264 p.
En savoir plus sur http://www.lexpress.fr/culture/livre/extrait-un-jour-je-m-en-irai-sans-en-avoir-tout-dit-par-jean-d-ormesson_1284933.html#sjgqCrUHy6VGiS75.99
Vous savez quoi ? Tout change. Le climat, à ce qu'on dit. Ou la taille des jeunes gens. Les régimes, les frontières, les monnaies, les vêtements, les idées et les moeurs. Une rumeur court : le livre se meurt. Voilà près de trois mille ans que les livres nous font vivre. Il paraît que c'est fini. Il va y avoir autre chose. Des machines. Ou peut-être rien du tout. Et le roman ? Il paraît que le roman est déjà mort. Ah ! bien sûr, il y a encore de beaux restes. Des réussites. Des succès. Des... comment dites-vous ? ... des best-sellers. Pouah ! Les romans aussi, c'est fini. Nous les avons trop aimés. Gargantua, Pantagruel, Don Quichotte, Athos, Porthos, Aramis, d'Artagnan, Gavroche, Fabrice et Julien, Frédéric et Emma, le prince André, Natacha et Anna, les frères Karamazov, la cousine Bette, le Père Goriot et ses filles, Anastasie et Delphine, les familles Rougon-Macquart, Forsyte, Buddenbrook - on dirait un faire-part -, Vautrin, Rubempré, Rastignac, le narrateur et Swann et Charlus et Gilberte et Albertine et Rachel-quand-du-Seigneur et la duchesse de Guermantes, lord Jim et lady Brett, Jerphanion et Jallez, mon amie Nane et Bel-Ami, Aurélien et Gatsby, le consul sous le volcan, Mèmed le Mince, l'Attrape-coeurs, le pauvre vieux K à Prague et Leopold Bloom à Dublin qui se prend pour Ulysse : ce monde de rêve et de malheurs changés soudain en bonheur ne durera pas toujours. Ses silhouettes de femmes, de maîtresses, de jeunes filles, ses fantômes de géants s'éloignent dans le passé. L'herbe a du mal à repousser derrière eux. Les seconds couteaux s'agitent. Les truqueurs déboulent. Les poseurs s'installent. L'ennui triomphe. Tout le monde écrit. Plus rien ne dure. On veut gagner de l'argent. Presque une espèce de mépris après tant d'enchantements. Le genre s'est épuisé. L'image triomphe et l'emporte sur l'écrit en déroute.
Voici pourtant encore un livre, quelle audace ! voici encore un roman - ou quelque chose, vous savez bien, qui ressemble à un roman: des histoires, quelques délires, pas de descriptions grâce à Dieu, un peu de théâtre, pourquoi pas ? et les souvenirs, épars et ramassés pêle-mêle, d'une vie qui s'achève et d'un monde évanoui. Peut-être ce fatras parviendra-t-il, malgré tout, à jeter sur notre temps pris de doute comme un mince et dernier rayon ? Et même, qui sait ? à lui rendre enfin un peu de cette espérance qui lui fait tant défaut.
D'ORMESSON (J.), Un jour je m'en irai sans en avoir tout dit, Robert Laffont, 264 p.
En savoir plus sur http://www.lexpress.fr/culture/livre/extrait-un-jour-je-m-en-irai-sans-en-avoir-tout-dit-par-jean-d-ormesson_1284933.html#sjgqCrUHy6VGiS75.99